La peau de vache n'est pas celle qu'on pense…
Le sommet du vaudeville intelligent

Tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, Pierre Barillet et Jean-Pierre Gredy ont signé ensemble une trentaine de comédies qui ont fait les beaux soirs du théâtre parisien pendant des centaines, voire des milliers de représentations. Plus qu'une signature, Barillet et Gredy sont un label : la comédie dans ce qu'elle a de meilleure, des répliques acérées, une énergie et une gaieté communicatives. Des pièces raffinées, spirituelles, dans laquelle la légitime ambition de provoquer rires et sourires n'exclut ni le regard aimablement critique sur les comportements de l'époque, ni, à l'occasion, une certaine gravité.


Sophie Desmarets l’a avoué sans le moindre complexe, et avec le sourire : le personnage de Marion dans Peau de vache n’est pas un rôle de composition. Au quotidien, elle affiche un sacré caractère, parfois une certaine méchanceté, qu’elle estime plus tonique que la fausse gentillesse. Cela lui a valu des brouilles et embrouilles avec pas mal de gens, et même des amis auxquels ont toujours miraculeusement échappé ses auteurs préférés. En découvrant le texte dont ils viennent d’accoucher, son mari s’est d’ailleurs exclamé : « D’abord Fleur de cactus et maintenant Peau de vache…ils te connaissent bien, tes amis Barillet et Gredy ! »
Il est évident que le rôle leur a été inspiré par la comédienne qui est leur muse. Mais ils ont eu l’habileté de laisser deviner la sensibilité et les capacités de tendresse qui sont enfouies sous ses apparences de virago. Hommes de métier, ils savent que leur héroïne doit malgré les apparences gagner la sympathie du public, aussi bien masculin que féminin.
La « méchante » est alors plus présente dans la dramaturgie d’August Strindberg que dans les comédies. C’est une gageure que Barillet et Gredy vont essayer de soutenir avec l’aide de leur interprète qui se montre irrésistible dans la mauvaise foi et de vilaines actions que l’on pardonnerait difficilement à d’autres que Sophie Desmarets.
D’ailleurs, malgré l’immense succès que remporte la pièce à Paris et en France, les comédiennes étrangères hésitaient à affronter ce rôle. Après l’avoir longuement envisagé Lauren Bacall y renonça comme d’autres artistes qui craignaient de se voir confondues avec l’héroïne et d’y perdre la faveur de leur public !
L’intrique est simple : Marion est l’épouse du célébrissime violoncelliste Alexis Brucker, à la carrière duquel elle se consacre corps et âme. Forte d’un caractère entier, qui lui vaut, depuis son enfance, le surnom de « Peau de vache », elle ne ménage jamais son entourage. Lorsqu’une jeune femme, Pauline, tombe amoureuse d’Alexis, Marion se déchaîne. Elle pense ne faire qu’une bouchée d’une rivale qui donne l’apparence de la douceur et de la soumission, son contraire à tous les points de vue. En apparence…
La rédaction de la pièce s’avère particulièrement laborieuse. Les deux complices se sont enfermés pendant un été, dans la maison de Gredy qui a quitté la Touraine pour la Normandie, mais le travail n’avance guère. Gredy est en effet fatigué, au bord de la dépression. Son collaborateur va parvenir, non sans mal, à le motiver et s’employer à le sortir de sa torpeur. L’épreuve n’est pas terminée pour autant.
Barillet prend le train pour aller lire le manuscrit à Sophie Desmarets qui séjourne en Suisse, à Montana. La première impression de l’actrice est mitigée. Avec la brusque franchise qui la caractérise, elle lâche à l’auteur qu’elle n’est pas sûre de la pièce ni d’avoir le courage d’endosser le rôle qu’elle trouve vraiment très bavard. Qu’il lui laisse la nuit pour prendre sa décision. On ne peut pas dire que Barillet ait très bien dormi cette nuit-là, malgré l’air pur des montagnes. Mais eurêka ! Le lendemain matin, comme ils se retrouvent pour le petit déjeuner, Sophie, qui a réfléchi, donne son accord. Elle incarnera « Peau de vache » - un titre que leur amie Edwige Feuillère trouve un peu racoleur, ce à quoi les auteurs lui répliquent : « C’est le but ! » - et son mari sur scène sera Daniel Ceccaldi, un comédien dont elle et les auteurs qui le connaissent bien (il fut déjà leur interprète dans Folle Amanda) apprécient beaucoup le sens de l’humour et l’esprit caustique.
La pièce – « increvable ! » se plaindra quelquefois Sophie Desmarets – sera jouée plus de 700 fois à Paris, avant de poursuivre sa carrière en tournée et à l’étranger.

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