La peau de vache n'est pas celle qu'on pense…
Le sommet du vaudeville intelligent

Tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, Pierre Barillet et Jean-Pierre Gredy ont signé ensemble une trentaine de comédies qui ont fait les beaux soirs du théâtre parisien pendant des centaines, voire des milliers de représentations. Plus qu'une signature, Barillet et Gredy sont un label : la comédie dans ce qu'elle a de meilleure, des répliques acérées, une énergie et une gaieté communicatives. Des pièces raffinées, spirituelles, dans laquelle la légitime ambition de provoquer rires et sourires n'exclut ni le regard aimablement critique sur les comportements de l'époque, ni, à l'occasion, une certaine gravité.


« Le temps ne fait rien à l’affaire », se plaisait à rappeler Molière, pour qui le premier souci de l’auteur dramatique devait être de plaire. De fait, le temps conjoint de Pierre Barillet et Jean-Pierre Gredy a commencé il y a une bonne soixantaine d’années avec le triomphe du Don d’Adèle en 1949, et se poursuit de nos jours alors que Potiche, transposé au cinéma par les soins attentifs de François Ozon, retrouve le grand public, et que bien des metteurs en scène, sur les planches ou en studio, songent à s’inspirer de leurs œuvres communes. Heureuse et imprévisible conjoncture !
Ensemble, ils ont écrit une trentaine de comédies depuis les années 1950 qui constituent de quasi-classiques du théâtre de divertissement. Au-delà de leur succès soutenu sur les scènes françaises, elles ont connu un retentissement international grâce à leurs adaptations à Broadway et à Hollywood, tout comme à travers l’Europe et ailleurs encore. Sans y songer vraiment tandis qu’ils les composent, Barillet et Gredy nourrissent leurs travaux de questions intemporelles susceptibles de toucher chacun : privilège de l’esprit français, a-t-on pensé parfois. Voire : Oscar Wilde ou Noël Coward, Britanniques à 100 %, ne le partagent-ils pas ? Non, affaire de talent, de légèreté, tout simplement.
Pierre Barillet est un enfant de la bonne bourgeoisie du seizième arrondissement. Elève distrait du lycée Janson-de-Sailly, il pense à écrire, des choses graves plutôt. C’est la guerre, et l’adolescent ose se présenter à Jean Cocteau, l’ami et le prince de la jeunesse, qui l’encourage et l’introduit auprès du grand décorateur Christian Bérard. Le voici admis dans le large cercle des proches de l’enchanteur, et toutes les portes s’ouvrent, celles de Jean Marais, de Pierre Fresnay et d’Yvonne Printemps, de Marie-Laure de Noailles, de Charles Trenet.
Jean-Pierre Gredy, fils de munificents Français d’Egypte, voit le jour à Alexandrie. S’il est formé en France par les jésuites, c’est cependant le cinéma qui attire cet ami de toujours des écrivains Philippe Jullian et Christine de Rivoyre. A l’IDHEC, l’école de cinéma, il fréquente Claude Sautet et François Billetdoux. Le hasard, une panne de voiture, lui fait rencontrer Pierre Barillet à Avignon, victime d’une mésaventure comparable : on dirait le début d’un scénario !
Que faire en attendant le dépannage ? Ecrire une pièce.
Barillet avait vu monter sa première œuvre, Les Amants de Noël, en 1946 au Théâtre de Poche, interprétée par Lila Kedrova et Georges Vitaly, celui-là même qui impose alors les créations d’Audiberti. La dureté de ces temps d’après-guerre incite à l’évasion par le spectacle, si florissant sous l’Occupation, ce dont Barillet rendra compte longtemps après dans son livre Quatre années sans relâche. Un phénomène déjà remarqué pendant la Grande Guerre, et dont le même s’est là encore fait le chroniqueur dans Les Seigneurs du rire. Dans ce contexte, les deux nouveaux amis, appelés à former un couple littéraire aussi renommé que le furent Meilhac et Halévy ou Flers et Caillavet, confèrent une couleur et un rythme de comédie à leur inspiration. Barillet et Gredy perpétuent la haute tradition parisienne du théâtre de boulevard en lui donnant de nouvelles lettres de noblesse, des pièces raffinées, spirituelles, dans lesquelles la légitime ambition de provoquer rires et sourires n’exclut ni le regard aimablement critique sur les comportements de l’époque, ni, à l’occasion, une certaine gravité. Le théâtre de Barillet et Gredy se situe bien davantage du côté de la comédie de mœurs que de celui du vaudeville.
Au détour des années 1950, Barillet et Gredy vont donc s’installer au sommet de l’affiche avec des titres réunis dans ce volume, Le Don d’Adèle, porté par Gaby Sylvia et Suzanne Dantès, et Fleur de cactus, suivis au cours des décennies suivantes de Quarante carats, de Folle Amanda, de Peau de vache ou de Potiche. André Roussin en tête, les premiers rivaux sont Marcel Mithois, Marc Camoletti, bientôt Françoise Dorin et Jean Poiret. Barillet et Gredy célèbrent en vedettes Jacqueline Maillan, Sophie Desmarets, Jacqueline Gauthier, pour qui ils écrivent délibérément, Jacques Jouanneau, Judith Magre, Jean Piat, Daniel Ceccaldi, fidèles que se montrent nos duettistes à leurs interprètes complices : une sorte de troupe habituée au succès, étincelante, souvent mise en scène par Jacques Charon puis Pierre Mondy.
Autant de spectacles filmés et montrés au plus vaste public, celui de la télévision, grâce à Pierre Sabbagh et son « Au théâtre ce soir » : l’audience en est telle que ces soirées s’inscrivent durablement dans la mémoire collective.
Dans le même temps, les scènes étrangères adaptent pour leur plus grand profit ces créations si françaises, si parisiennes même. Le Vieux Continent mais aussi, d’abord et de façon bien plus singulière, les Amériques jouent Barillet et Gredy.
A Buenos Aires, à New York mais aussi sur la côte Ouest, où séjourne souvent Barillet, chez ses amis George Cukor et Claudette Colbert, ainsi qu’il le relate dans son nostalgique roman Hollywood Solitude. Lauren Bacall, Ingrid Bergman, Liv Ullmann, Julie Harris, Ginger Rogers, Lana Turner, Joan Fontaine, Goldie Hawn, héroïnes de Barillet et Gredy ! Quels dramaturges de notre pays ont bénéficié d’une telle distribution ? C’est que leur œuvre, finement ouvragée et dûment dialoguée, passe aisément les frontières linguistiques. Les questions que soulèvent l’air de rien et l’œil en coin leurs comédies, vieilles comme le monde et toujours irrésolues, la fidélité, l’âge qui vient, expliquent qu’elles soient jouées partout, aujourd’hui comme hier, et d’évidence encore demain. Une brève éclipse au passage du millénaire s’est vue suivie d’une superbe remise en lumière grâce au toucher de François Ozon. La relève est prête, et c’est heureux, Florian Zeller, Eric Assous, Patrick Haudecoeur et tant d’autres. Pourtant Barillet et Gredy demeurent, et c’est tout aussi heureux.
Olivier Barrot, journaliste et écrivain

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